Les racines de la crise...

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Les racines de la crise

 1er enseignement donné lors du WE Jeunes des 27-28 janvier à Saint Pierre de Colombier 

>> Les enseignements suivants seront disponibles sur ce blog dans les semaines à venir !

Cet article s’inspire du deuxième chapitre de l’ouvrage de R. Dreher, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus, le pari bénédictin. Éditions Artège, 2017.  

Introduction

Se demander comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus, c’est commencer par s’interroger sur ce monde, par se demander pourquoi il n’est plus chrétien, pourquoi le monde tel qu’il est est tel qu’il est. Dans un monde qui change, comment être fidèle à l’Évangile et à Dieu qui, eux, ne changent pas.

Mais, n’est-il pas plus urgent, me direz-vous, de s’attaquer aux problèmes du monde (justice, paix, liberté…) ? Justement, c’est précisément en étant vraiment chrétiens (le radicalisme chrétien, c’est l’extrémisme de la charité) que nous apporterons la lumière de la vérité à tous ceux que nous rencontrerons : « Soyez ce que vous devez être et vous mettrez le feu de l’amour dans le monde ! »[1]. C’est ce qu’on fait les Apôtres : ils étaient Douze, nous sommes aujourd’hui deux millions de chrétiens !

Point n’est besoin d’avoir un doctorat pour constater que « rien ne va plus, c’était mieux avant… » (sic), que le monde (occidental) est décadent, qu’il rejette Dieu et s’enfonce dans le nihilisme (c’est-à-dire que plus rien n’a de sens) donc dans la violence… Pour comprendre ce monde dans lequel nous vivons, les discours que nous proposent les médias, avec leurs présupposés philosophiques et moraux, avoués ou non, et qui nous affectent tous en tant que nous sommes dans le monde, il est nécessaire de se pencher sur l’histoire des idées qui les ont forgés. Expliciter ces fondements philosophiques permet en outre de les considérer avec un recul critique et ainsi d’agir librement (c’est-à-dire en sachant pourquoi), en portant un regard lucide sur les causes profondes de notre agir, auxquelles nous ne faisons, le plus souvent, pas plus attention qu’à l’air que nous respirons.

On assiste donc, en un mot, à un éclatement progressif de la société, qui laisse envisager à plus ou moins court terme, la mort de la civilisation européenne. Tout cela est vrai, mais ce qui nous intéresse ici est l’origine de cette crise de civilisation, ses causes (nous nous intéresserons ici aux causes lointaines, profondes). Les connaître est la première étape pour pouvoir remédier à la crise. Cette balade historique devrait nous faire prendre conscience que l’Occident est de plus en plus éclaté, culturellement et socialement, à mesure qu’il s’éloigne du ciment de son unité, le christianisme.

L’Occident antique était unifié par la force militaire des armées romaines. L’Empire romain s’est effondré et un nouveau principe d’unité a pris le dessus, la religion chrétienne.

Étymologiquement, la religion (de religare) relie. Les hommes à Dieu, d’une part, les hommes entre eux, d’autre part. Le Moyen-âge est une période où l’unité de l’Occident est forte, parce qu’il est chrétien. Les hommes y sont reliés entre eux par un ordre qui les transcende et qu’ils reconnaissent comme tel. Ils sont, par conséquent, également unis par des croyances et des pratiques communes. Voilà le point de départ. A partir de là, nous verrons quelques grandes étapes qui nous acheminent à l’Occident moderne déchristianisé tel que nous le connaissons :

            I- Au XIVe siècle, avec le nominalisme, on cesse de croire au lien entre Dieu et la Création.

            II- Au XVIe, la Réforme engendre un refus de l’autorité dans et de l’Église et un effondrement de son unité.

            III- Au XVIIIe, les Lumières remplacent Dieu par le culte de la Raison ; la vie spirituelle est reléguée dans la vie privée.

            IV- Au XIXe, on assiste à la révolution industrielle (et à l’exode rural subséquent) et à l’expansion du capitalisme (la recherche du profit matériel se fait au détriment du progrès spirituel).

            V- Enfin, 1968 et sa révolution sexuelle consacrent le triomphe de l’individualisme.

L’Histoire ne s’est certes pas faite que par les idées, mais pour comprendre la crise actuelle, il importe de remonter aux grandes idées qui façonnent notre culture et notre société, souvent à notre insu. Nous baignons dans une atmosphère intellectuelle et philosophique dont nous sommes tributaires, sans en avoir toujours conscience.

I- Réalisme et nominalisme

            Comment l’homme du Moyen-âge conçoit-il le monde ? Il n’est pas évident de se le représenter car nous sommes dans un état d’esprit fondamentalement différent. La religion imprègne toute son existence, non seulement sa manière d’agir, mais toute sa vision du monde ; il n’y a pas, pour lui, de frontière nette entre le monde spirituel et les réalités matérielles. Il vit dans un monde religieux (relié à Dieu) : tout dans le monde lui dit Dieu, tout est signe d’une réalité invisible supérieure (quasi sacramentelle). Pourquoi cela ? Parce qu’il a la foi et, en même temps, il sait qu’il est raisonnable de croire en Dieu. Dieu n’est pas pour lui un concept ou une idée lointaine, mais il lui est véritablement présent, presque immédiatement. Et, s’il demeure un mystère, il est littéralement inconcevable de douter de son existence. Même le mécréant, celui qui refuse les lois de l’Église, n’est pas athée au sens moderne du terme. Une société animiste traditionnelle aujourd’hui peut donner une idée de cette mentalité : on n’y comprend pas comment on (les Occidentaux, notamment) peut ne croire en rien. Cela est bien difficile à concevoir avec notre mentalité rationaliste.

C’est donc par la foi et la raison que l’homme du Moyen-âge accède à la connaissance du réel. Le monde trouve son sens et son unité en Dieu. Sans y voir une société parfaite ou idéale (car le péché fait toujours obstacle à cette unité, puisqu’il est un refus de Dieu), du moins tout y trouve en Dieu son harmonie et son sens. Tout est perçu, appréhendé, jugé, en référence à Dieu, comme au principe d’unité de toutes choses, du cosmos, c’est-à-dire d’un univers non pas incohérent et éclaté, mais unifié et intégré, harmonieux. D’où le présupposé fondamental de la théologie de cette époque, théologie dite scolastique, dont St Thomas d’Aquin est le représentant le plus éminent : toute chose existe par participation à l’être de Dieu, qui est pur jaillissement de l’être. L’univers existe donc indépendamment de l’esprit humain, de l’idée que l’on s’en fait. On parle de réalisme métaphysique : les choses sont en elles-mêmes. Et c’est profondément vrai. Cela n’est pas sans conséquences pour la vision du monde de l’homme médiéval, dont la vie est imprégnée de foi et de spiritualité : le monde participe d’un tout harmonieux qui tire son ordre et son sens (tant sa fin que sa signification) de Dieu ; la société se fonde sur cette réalité supérieure qui la transcende ; le surnaturel est pour ainsi dire omniprésent, ce qui, d’une part, n’empêche pas le développement autonome des sciences, et, d’autre part, ne doit pas laisser penser à une conception merveilleuse ou magique du monde.

Qu’est-ce qui a mis à mal cette vision harmonieuse du monde, cette unité entre la nature et les réalités surnaturelles, au point qu’on peut sans exagérer affirmer que nous, modernes, n’habitons plus dans le même monde que l’homme médiéval, même si nous sommes toujours sur la même planète ? Le franciscain anglais Guillaume d’Ockham a joué un rôle très important dans ce changement de paradigme, en introduisant le nominalisme. Ce qui suit ne recouvre pas exactement, sa pensée, mais a pu être affirmé après lui à partir des principes qu’il a posés. Jusqu’ici (et bien au-delà de l’Occident médiéval), plus qu’on ne croit, on sait (par la raison) que toute chose existe en Dieu et son sens est garanti par ce lien avec un ordre transcendant. L’univers est donc raisonnable, compréhensible, intelligible, il révèle Dieu comme un reflet. On pressent sa présence en contemplant la nature et dans le désir de vérité qui nous habite. Expérience que peut faire tout un chacun s’il n’a pas d’œillères rationalistes devant les yeux.

            Ockham refuse tout cela, car il considère qu’associer Dieu à une réalité finie, soumise à des lois (la Création), revient à mettre une limite à sa liberté. Lui-même prétend sauvegarder l’absolue liberté de Dieu en affirmant que la volonté divine n’a d’autre règle qu’elle-même, qu’elle n’obéit à aucune exigence de rationalité ni même à aucune exigence d’amour. Par conséquent, toute action divine est purement arbitraire, elle est un caprice, et il est vain de vouloir y chercher une intelligibilité. Ce qui peut, à première vue, sembler une lointaine querelle de philosophes sans grand intérêt pour nous est en fait lourd de conséquences. En effet, en disant que la volonté de Dieu n’a aucun lien avec son intelligence, Ockham, d’une part, fait de Dieu un tyran irrationnel. Il oublie que Dieu est Vérité et qu’il n’y a pas de liberté sans vérité (tuer son voisin parce qu’on le veut, ce n’est pas être libre, c’est être fou). D’autre part, quelle vision du monde cela implique-t-il, pour Ockham ? Si l’action créatrice de Dieu n’est pas porteuse de sens mais pur caprice, alors les choses non plus n’ont pas de sens. Les choses ne sont pas ce qu’elles sont parce qu’elles sont en Lui, parce qu’Il leur donne d’être par participation à son propre jaillissement d’être, mais parce qu’il le veut. Point. Et il aurait pu le vouloir autrement. Ainsi, Dieu aurait pu vouloir que ce qui est bon soit mauvais, ou que tuer un enfant dans le sein de sa mère soit méritoire. Il n’y a donc pas de bien ni de mal objectifs fondés sur Dieu, seulement une volonté arbitraire qui s’impose de l’extérieur. De même, Dieu aurait pu vouloir s’incarner dans une grenouille ou dans un caillou, indifféremment. Ockham en arrive à dire des absurdités (car on voit mal comment un caillou nous aurait sauvés du péché et de la mort…). Bref, les choses n’ont pas de sens en elles-mêmes, elles ne sont pas compréhensibles, puisque Dieu les a créées sans raison, pour rien, dans sa « liberté » absolue (selon une fausse conception, très actuelle, de la liberté, qui consisterait à faire ce que je veux ; dans cette perspective, tout engagement représente une perte de liberté) ; elles ne sont que ce que Dieu veut qu’elles soient. Leur sens leur est imposé de l’extérieur, il ne leur est pas intrinsèque.

            La vision d’un monde unifié, qui était celle des médiévaux chrétiens, est bouleversée, celle d’un monde dans lequel les réalités singulières sont unies entre elles par leur être commun, par la participation à une même nature (ainsi les hommes, unies dans une même nature humaine), unité qui trouve son fondement en Dieu, Créateur et source de tout être ; celle d’un monde où le sens n’est pas imposé de l’extérieur, mais intrinsèque aux choses. Mais si les choses n’ont pas de réalité ni de sens en soi, objectifs, accessibles à la raison, si elles sont irrationnelles, comme le prétend Ockham, alors leur sens est « fabriqué » par l’esprit de celui qui les nomme, de manière purement arbitraire et extérieure. Par exemple, j’appelle « maison » un assemblage de briques surmontées d’un toit, mais cette unification du réel en un mot pour lui donner du sens est artificielle, conventionnelle, elle n’a de valeur que subjective, dans mon esprit. La maison n’existe comme telle que dans ma tête. Ou encore, « le feu chauffe » : ce lien intelligible de cause à effet, pour Ockham, n’est pas une loi, c’est un simple fait singulier, une expérience au résultat aléatoire. Cela signifie que ce pourrait être autrement. Mais le résultat étant toujours le même, notre esprit « abusé » croit que c’est une loi universelle. Parler de loi (causalité) ou de concept (maison) universel est une extrapolation de l’esprit, qui rassemble ce qui se ressemble parce qu’il en a une vision confuse : il n’y a rien de commun, d’universel, entre les individus X, Y et moi. Ockham reproche aux réalistes que nous sommes de plaquer la structure du langage (un mot commun désignant des réalités singulières) sur celle du réel (communion entre ces réalités). Ockham nie donc tout concept universel : le concept d’homme, par exemple, est une création de l’esprit qui utilise un même mot pour désigner plusieurs choses qui se ressemblent, mais c’est arbitraire. Le monde selon Ockham est donc complètement éclaté en autant de parties qu’il existe de réalités singulières. Par conséquent, seule la physique expérimentale est à même de nous dire quoi que ce soit sur le réel, la philosophie, la théologie et toutes les autres sciences ne sont que des impostures qui prétendent découvrir un ordre, des lois, bref, de l’universel, dans la nature.

Dès lors qu’on rejette Dieu, la réalité devient en fait un simple produit de la volonté humaine, qui invente une intelligibilité aux choses qui n’en ont, en fait pas. Cette conception, très actuelle, est frappante dans le cas de l’art contemporain : un enfant dessine, c’est un gribouillage ; un artiste fait le même gribouillage, c’est une œuvre d’art ! La réalité, c’est le nom qu’on lui donne (d’où le terme de nominalisme pour désigner cette philosophie). Nous nous trouvons ici au fondement de toute idéologie : la réalité ne s’impose pas à nous, elle est ce qu’on veut qu’elle soit. Et si vous n’êtes pas d’accord avec la réalité telle que je la veux, comme il n’y a pas de vérité objective, c’est le plus fort qui a raison. Ici commence le règne de la violence. Il suffit de changer les mots pour changer la réalité. Par exemple, au lieu de « tuer un vieillard ou un embryon », on dit « mourir dans la dignité ou IVG », au lieu d’« embryon humain », « amas de cellules », au lieu de « nature de l’homme ou la femme », « gender », au lieu d’avortement et de contraception », « santé reproductive »… Rien n’empêche donc l’homme de dire ce que sont les choses, lui compris (et non plus de les recevoir de Dieu), de définir le bien et le mal et, ainsi, de se mettre à la place de Dieu.

            Cette théorie est erronée, parce qu’elle se fonde sur refus de la réalité d’une expérience commune : la raison humaine cherche le sens, l’intelligibilité des choses. Dans le système d’Ockham, c’est absurde. La nature humaine est une invention de l’esprit humain. Dès lors, l’égalité entre les hommes aussi, et on ne voit pas de raison de s’opposer à l’esclavage… De plus, elle s’oppose à la Révélation, qui nous parle d’un Dieu bon, d’une Sagesse qui se laisse voir dans ses œuvres (or, la nature n’est pas un caprice), d’un Esprit-Saint qui nous conduit vers la vérité tout entière, etc. Donc notre raison est absurde. À cette époque, l’art et la littérature se détournent des réalités spirituelles pour se tourner vers les réalités terrestres et vers l’individu. Les scientifiques se désintéressent de l’être des choses pour ne se préoccuper que de leur dimension phénoménale, de ce qui apparaît.

II- Renaissance et Réforme

La Renaissance est un terme inventé au XIXe siècle, qui considère le Moyen-âge comme une période d’obscurantisme et de stérilité intellectuelle et artistique, à cause de la prégnance de la religion catholique. Cette période se caractérise par :

            - la redécouverte des cultures grecque et romaine (histoire, littérature, philosophie), déjà amorcée au XIIIe siècle

            - le passage du théocentrisme à l’anthropocentrisme. Pic de la Mirandole affirme : « Nous pouvons être ce que nous voulons »[2]. « L’homme est la mesure de toutes choses » (Platon, Protagoras), ce n’est plus Dieu. Toutes choses sont désormais rapportées à l’homme (l’art, la science, la philosophie…)

            - la conscience aiguë de la liberté et dignité de l’homme en tant qu’il est créé à l’image de Dieu donne naissance à l’individualisme

            - l’optimisme quant aux capacités de l’ homme, au point d’oublier sa tendance au mal, ce qui a fait de la Renaissance une période de corruption et de dépravation morale dont l’histoire nous donne des exemples fameux, jusque dans l’Église, dont l’autorité spirituelle et morale est remise en cause.

La plus profonde de ces remises en cause est celle initiée par Luther, car c’est une remise en cause théologique. À partir du refus de la doctrine des indulgences, il en est venu à nier celle du péché, des sacrements, de l’Église, et à affirmer que l’Écriture était la seule source de vérité. Il refuse le Magistère et la Tradition. En déniant à l’Église sa légitimité à énoncer des vérités religieuses objectives, c’est l’unité de l’Europe catholique tout entière que Luther sapait. Unité fondée sur une foi, des concepts et des rites communs, unité fondée sur la reconnaissance par tous d’une autorité religieuse, mais aussi unité politique et culturelle. Autant de principes unificateurs de l’Occident catholique que Luther refusait, d’où le cataclysme que fut la Réforme pour toute l’Europe (éclatement politique et social, guerres de religion…). Cependant, avec le principe du libre-examen (selon lequel chaque croyant est un interprète autorisé de l’Écriture), Luther n’apportait pas de principe d’unité ni d’autorité alternatif mais introduisait au contraire un présupposé relativiste, individualiste et subjectiviste dans la foi.

III- Les Lumières

Les progrès des sciences, bien qu’ils soient encore l’œuvre de chrétiens, accréditaient de plus en plus l’idée d’un univers soumis à ses propres lois, existant et explicable indépendamment de toute référence à Dieu (Copernic, Newton…). La science se développait donc loin de toute réflexion théologique ou philosophique, se fondant uniquement sur le réel expérimentable. Son but n’est donc plus de discerner Dieu dans ses œuvres, mais de fournir aux hommes davantage de bien-être. Bacon parle de « soulager la condition humaine »[3]. Dans cette perspective s’impose l’idée d’un Dieu grand horloger qui aurait mis en marche une mécanique et ne s’en occuperait plus (Newton). On n’en a donc plus besoin pour expliquer le monde. Même si on l’accuse toujours de tous les malheurs du monde. Mais on croyait encore avoir accès au réel en observant le monde.

            Descartes applique cette séparation radicale, entre spirituel et matériel, à l’homme : l’âme (pur esprit) et le corps (pure mécanique) sont considérés comme deux entités séparées (et non un seul être unifié : l’unité de l’homme est une construction de l’esprit…). D’après le principe cartésien : « Je pense donc je suis »[4], rien n’est certain, sauf ma propre existence. De cette conscience de soi, qui est première, découle toute connaissance, qui est, par conséquent, purement subjective : l’individu pensant détermine de manière autonome la vérité. Descartes ouvre l’époque autoproclamée des « Lumières » (nouvelle expression du rejet fondamental de la religion catholique qui a fait du Moyen-âge une période d’aliénation des esprits), où l’on cherche à tout fonder sur la seule raison : la morale, la politique, la société… Nous sommes là devant une attitude inédite : la rupture définitive avec l’héritage chrétien de l’Occident. Ceux qui s’en réclament évoquent bien un Dieu, mais qui n’a plus rien à voir avec le Dieu de la Bible : ce n’est que le Grand Architecte de l’Univers (GADLU pour les intimes), l’Être suprême, produit de leur raison. C’est ce qu’on appelle le déisme ; il est partagé par les philosophes dits des Lumières et par les pères fondateurs des États-Unis, francs-maçons pour la plupart (pour mémoire, la Franc-maçonnerie moderne naît en 1717). Dans la Constitution américaine, l’État n’est plus chargé que de maintenir un ordre social où les individus exercent leur libre-arbitre. La religion, par nature intolérante, est reléguée dans la vie privée, et l’État ne se préoccupe plus de défendre le bien, mais de protéger les droits des individus. Cela présuppose une population unie autour d’une même idée du bien, ce qui était encore le cas à la fin du XVIIIe siècle, avec le puritanisme protestant.

IV- Démocratie, capitalisme et romantisme

Cette même fin de XVIIIe siècle, l’essor de l’industrie et du commerce entraîne un exode rural massif, qui a pour conséquences la dissolution des structures et des modes de vie traditionnels, le déracinement culturel des populations rurales, qui étaient majoritairement chrétiennes (et, partant, la baisse de la pratique religieuse dans les villes), et la montée de l’individualisme. Les relations interpersonnelles se définissent de plus en plus en termes exclusivement financiers et contractuels, y compris les réalités naturelles comme le mariage. Processus auxquels participent, sur le plan politique, des bouleversements tels que la révolution française, qui visait ouvertement à transformer en profondeur la société, par des moyens pré-totalitaires, au nom d’idées chrétiennes déviées (égalité, liberté, laïcité…, autant d’idées étrangères aux sociétés non christianisées) et de la république. Rappelons ce que nous disions plus haut : l’idéologie se fonde sur l’idée que la réalité ne s’impose pas à nous mais est ce qu’on veut qu’elle soit. Si vous n’êtes pas d’accord avec la réalité telle que la révolution la conçoit, elle est la plus forte, donc elle a raison. C’est ainsi que les républicains tuent au nom de la liberté. Comme l’écrivait déjà Rousseau : « Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre. »[5] Il fallait le faire… Les idéaux et la violence de la révolution ont douloureusement marqué l’Europe pendant tout le XIXe siècle.

Mais ne croyons pas que le culte de la Raison fasse l’unanimité : les artistes romantiques s’opposent au rationalisme des Lumières et à la révolution industrielle au nom d’une exaltation de l’individu, de l’émotion, de la nature (Rousseau, Baudelaire, Maupassant, Stendhal, Rimbaud… pour n’en citer que quelques-uns), où ils se réfugiaient pour fuir la modernité froide et insignifiante. Rousseau invente le concept de « volonté générale », qui fonde la démocratie moderne ; Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique, remarque qu’en faisant dépendre la loi et, au fond, la vérité, de la volonté de la majorité, on risquait plutôt le pire que le meilleur.

À la fin du XIXe siècle, Nietzsche interprète la théorie darwinienne d’une sélection naturelle aléatoire comme la preuve de l’absence de plan divin dans la Création et proclame que « Dieu est mort ! Et c’est nous qui l’avons tué »[6] : on peut dire alors que l’athéisme est né officiellement en Occident (et peut-être dans l’histoire de l’humanité), en dépit d’un formidable renouveau religieux, aussi bien en France qu’en Angleterre ou aux États-Unis, au cours du XIXe siècle. Mais les élites culturelles (politiques, universitaires…) continuaient de se débarrasser de toute trace de christianisme, au point que fin XIXe - début XXe siècle, c’est dans une France majoritairement chrétienne que furent votées des lois anticatholiques (école laïque, expulsion des religieux, nationalisation des biens de l’Église…). Ces élites croyaient éperdument dans le progrès, scientifique, technologique, politique, social…, croyance d’où les deux guerres les plus meurtrières de l’Histoire les firent douloureusement revenir.

V- Le triomphe d’Eros

Après la Première Guerre mondiale, s’opère une rupture profonde avec la société traditionnelle d’avant-guerre. Celle-ci devient mouvante, imprévisible, en perpétuel changement. Sous l’influence de Freud, Dieu est remplacé par le Moi, érigé en divinité. Dieu donnait sens à la vie ; désormais, puisqu’il n’est plus considéré que comme une illusion, voire comme une invention, destinée à sublimer des pulsions sexuelles, l’unique but de la vie devient la réalisation de soi-même, la satisfaction du Moi, le bien-être individuel. « L’homme religieux naissait pour le salut. L’homme psychologique naît pour la satisfaction. »[7]

La société de consommation naissante, dans l’entre-deux-guerres, répond pleinement à cette aspiration : elle tourne l’homme vers la réalisation de ses désirs, de ses pulsions. Cette vision de l’homme atteint son apogée dans les années 1960, où le droit de satisfaire ses désirs est érigé en norme, où toute morale est rejetée en tant qu’aliénation de la liberté. C’est une véritable révolution culturelle, car Dieu est remplacé par une idole (Moi) et la morale chrétienne (qui demande de se conformer à un ordre, à une loi, supérieurs) par une morale subjective (qui intime de se contenter d’être ce qu’on est, qui interdit d’interdire… Elle découle du fait que « si Dieu n’existe pas, tout est permis »[8] ; dès lors, « l’enfer, c’est les autres »[9], puisqu’ils sont une entrave à ma liberté). Les Lumières ont rejeté Dieu, la psychologie l’a remplacé. Ce n’est plus seulement le rejet du Dieu chrétien, mais avec Lui de toute la culture chrétienne, de toute une vision chrétienne de la société, qui façonnait les modes de vie (ce que l’on appelle le catholicisme culturel, l’esprit chrétien : même si la pratique est faible, le prêtre et l’Église font partie du paysage, des grands moments de la vie, baptême, mariage, mort… qui sont l’occasion de se tourner de temps en temps vers Dieu, toujours présent en arrière-fond. C’est, certes, insuffisant du point de vue de la vie spirituel. Du moins subsistait-il une référence à une transcendance). La modernité est donc fondée sur une absence de croyance en un ordre supérieur, ce qui ne saurait constituer un fondement stable. Saint-Exupéry écrivait : « Une civilisation repose sur ce qui est exigé des hommes, non sur ce qui leur est fourni. »[10] Or, notre culture actuelle ne définit pas ce que l’homme doit ou ne doit pas faire, mais seulement des droits, elle exalte uniquement le désir individualiste, « libéré » de tout interdit, de toute règle morale « traditionnelle », sous-entendu chrétienne.

L’homme prétend se créer lui-même. Nous nous trouvons en fait ni plus ni moins devant une nouvelle forme de la tentation originelle : « Vous serez comme des dieux. »[11] L’individu veut ne rien devoir à personne. Notre société fabrique donc des individus hors-sol, sans racines (on nie les racines chrétiennes de l’Europe, de tout ce qui nous est commun : l’Histoire, la culture : « Il n’y a pas une culture française »[12]…), on va jusqu’à refuser le donné de la biologie (en vertu de la séparation du matériel et du spirituel : mon corps est extérieur à moi, il m’appartient, comme un objet dont je fais ce que veux. Je peux donc notamment « décider » quel est mon sexe…), tout ce que je n’ai pas décidé étant considéré comme un obstacle à ma liberté (jusqu’à ma mort, dont je veux être maître, le jour où la vie ne me procurera plus assez de plaisir). En un mot, l’homme veut être maître de la vie, de sa conception à sa mort, à la place de Dieu. Cette fausse conception de la liberté comme droit de satisfaire tous ses caprices s’étend donc jusqu’au corps humain, en particulier par la contraception, qui permet de rechercher le plaisir sans l’« entrave » que représente l’enfant, et fait et de l’autre et de son propre corps des objets de consommation, jetables.

La déconstruction (processus selon lequel on prétend montrer que tout ce qui passe pour immuable, comme la nature humaine ou la vérité, est en fait une construction de l’esprit, abusé par le langage) se poursuit logiquement selon cette logique absurde : il n’y a pas de nature humaine, l’homme peut donc définir lui-même ce qu’est un homme (on ne fait toujours que dérouler les conséquences du nominalisme d’Ockham). C’est ainsi que l’on peut justifier l’avortement en disant que l’embryon n’est pas un être humain ou que le projet parental fait dépendre l’être-homme de l’embryon de la volonté de ses parents ; de même, puisqu’il n’y a pas de plan de Dieu sur la nature, le mariage (par nature monogame et hétérosexuel) est, lui aussi, une construction, une invention de l’esprit humain Il est, par conséquent modifiable à volonté (on justifie ainsi l’homosexualité, bientôt la polygamie, la pédophilie…). Si vous pensez encore qu’il faut un homme et une femme pour concevoir un enfant, vous êtes en fait victime d’une construction de l’esprit tellement ancienne que vous la croyez immuable, inscrite dans la nature, parce qu’on a fini par oublier qu’on l’avait inventée… Mais, si rien n’est stable, qu’est-ce qui empêche de justifier l’esclavage ou le racisme : en effet, s’il n’y a pas de nature humaine, l’égalité entre les hommes est un postulat arbitraire. Il suffit de redéfinir ce qu’est un homme. Ce que la démocratie peut faire, puisqu’elle ne se réfère plus à un ordre qui la transcenderait mais que la volonté générale est absolutisée, i.e. coupée de toute référence au bien ou au mal. Rien n’empêche la démocratie ainsi pratiquée de devenir totalitaire. « Un monde sans Dieu se construit tôt ou tard contre l’homme. »[13] L’homme s’auto-détruit.

La modernité peut être résumée par cette citation d’Anthony Kennedy, actuel juge à la Cour suprême américaine : « Au cœur de la liberté se trouve le droit pour chacun de définir sa propre conception de l’existence, du sens, de l’univers et du mystère de la vie. » Il n’y a plus de recherche du bien commun, mais seulement du désir subjectif, et personne n’a le droit de s’opposer à la conception de la vérité de son voisin. L’individualisme est poussé à l’extrême.

Certes, le péché a toujours existé, n’idéalisons pas le passé, mais, aujourd’hui, il est érigé en droit, en norme : chacun revendique de faire ce qu’il veut, indépendamment de toute idée objective de bien ou de mal, qui sont aussi des constructions inventées pour opprimer les hommes et les maintenir dans l’obscurantisme et la culpabilité, les empêchant de s’épanouir en se réalisant librement. Le refus actuel de la morale chrétienne (contenue dans les Dix Commandements), y compris dans l’Église, s’inscrit dans cette même logique, ce qui montre que nous sommes imprégnés de cette mentalité, consciemment ou non : l’obéissance, ici au Magistère, apparaît comme quelque chose de scandaleux, une négation de la liberté,  de l’infantilisme voire de la tyrannie (car toute autorité est fasciste)… On lui oppose un individualisme religieux qui prône une foi à la carte, où le désir est premier et exclut toute exigence. Cet état d’esprit est littéralement destructeur pour l’Église, de l’unité de laquelle la foi au Christ (qui est reçue) et l’autorité (qui est celle même du Christ) sont le fondement. L’Église devient alors une espèce d’assemblée où l’on discute, où l’on débat y compris de la foi et de la morale, pour savoir ce qu’en pense la majorité…

Conclusion

            Au fondement de l’état d’esprit de notre société moderne, il y a donc une philosophie nominaliste, qui nie tout universel, le rejet de l’autorité en tant que telle, et l’individualisme, la primauté du moi. On aboutit, comme on le voit aujourd’hui, à une société athée, amorphe, vautrée dans l’immoralité, désespérée et désespérante. L’Occident est passé d’un Moyen-âge non sans souffrances, mais unifié et cohérent de par Dieu, qui garantissait l’être = la vérité du monde, à un monde moderne non sans souffrances non plus, mais de surcroît éclaté jusqu’à l’individualisme forcené, dans lequel un bien-être et des facilités de vie sans précédent n’arrivent pas à combler une absence de sens désespérante.

            Comment remédier à cette situation pour éviter un éclatement total de l’Occident, que plus aucune force ne retient et qui n’a rien de solide, ni valeur ni idéal (puisqu’il s’est précisément construit sur le refus de toute valeur, de tout idéal) à opposer à un islam fort et conquérant ? Sans être prophète, on peut imaginer trois scénarios : soit l’Occident éclate dans un déferlement de violence, soit son unité extérieure est maintenue artificiellement par la force, façon « Big Brother »[14], mais pour combien de temps, soit il renaît sur un principe d’unité (chrétien ou islamique).

            Retrouver l’unité exige de retrouver ce lien qui unit Dieu, la Création et l’homme (ce qui implique de le chercher), et de nous convertir, après trois siècles d’un nouvel obscurantisme intolérant, celui des Lumières, à la vraie Lumière, la Lumière éternelle, Jésus, en qui seul se trouvent les réponses ultimes qui donnent du sens à notre existence et lui empêchent d’être un îlot d’absurdité entre deux néants. Seule la vérité peut sauver le monde, pas une vérité préfabriquée, soumise au vent de la mode, mais la vérité fondée sur Dieu et révélée en Jésus.

[hr] [1] St Jean-Paul II, Homélie de la Messe de clôture des JMJ de Rome, 20 août 2000 [2] De la dignité de l’homme [3] Réfutation des systèmes philosophiques [4] Discours de la méthode [5] Le Contrat social [6] Ainsi parlait Zarathoustra [7] Philip Rieff, The Triumph of the Therapeutic : uses of faith after Freud [8] Dostoïevski, Les frères Karamazov [9] Sartre, Huis-clos [10] Citadelle [11] Gn, 3, 5 [12] E. Macron, 4 février 2017 [13] St Jean-Paul II aux jeunes de France lors de son voyage en France, le 1er juin 1980 [14] Orwell, 1984

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