In Altum

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Le sentiment du sacré

Publié le dans la rubrique (In Altum n° 142)

Extrait de Notre regard qui manque à la lumière, de Gustave Thibon

 

On dénonce de toute part la perte du sentiment du sacré comme un des symptômes les plus graves de l’appauvrissement des âmes et de la dissolution des sociétés. Mais qu’est-ce que le sentiment du sacré ?

 

Le sacré, c’est à la fois ce qui me pénètre et ce qui me dépasse – ce qui m’éveille, m’émeut, me nourrit au plus profond de moi-même et qu’en même temps je suis incapable de circonscrire dans une pensée ou d’épuiser dans un acte. C’est comme la fusion de la distance la plus irréductible et de l’intimité la plus absolue – quelque chose que le respect m’interdit de toucher et dont je porte, au plus secret de mon âme, l’empreinte et l’appel. J’éprouve le sentiment du sacré devant une œuvre d’art, devant un prince qui représente ici-bas la paternité divine, je l’éprouve, dans sa plénitude, devant Dieu. Saint Paul marque bien cette union de la transcendance et de l’intimité quand il dit que Dieu est « impénétrable », qu’il « dépasse tout sentiment » et que c’est en lui que nous avons « la vie, le mouvement et l’être ».

 

Le sentiment du sacré naît de la participation au mystère. Il y a communion, échange, mais toujours dépassement et perte de l’individu dans une réalité qui le transcende. Je n’épuise pas ce qui me fait vivre : cela reste vierge en même temps que possédé. Ou plutôt, c’est moi qui suis possédé, mais à une telle profondeur que cette possession se confond avec ma liberté qu’elle exalte à l’infini. Je suis passif devant [Dieu] et cette passivité est aussi ma plus haute activité, celle qui défie toute ma volonté et tous mes efforts. Je suis « ravi » comme une proie, mais l’aigle qui m’emporte, au lieu de me dévorer, verse en moi sa vie et m’élève à son altitude.

 

Inversement, là où il n’y a plus ni mystère ni transcendance, là où je peux comprendre et utiliser à fond, le sentiment du sacré disparaît, par exemple devant une vérité d’ordre strictement scientifique, devant le plat que je mange ou le vêtement que j’achète et, plus généralement, devant tout être et toute chose que je traite comme une matière à exploiter et qui n’a pour moi qu’une valeur d’utilité ou de plaisir. […]

Le sentiment du sacré est donc partout lié à notre capacité de dépassement de nous-mêmes et d’ouverture au mystère. Pour celui qui possède cette capacité, tout peut devenir sacré, y compris les choses les plus matérielles : le vrai paysan, par exemple, considère son patrimoine comme un dépôt inviolable qu’il a reçu de ses aïeux et qu’il doit transmettre à ses descendants, et dilapider cet héritage lui apparaît comme une profanation ; un simple morceau de pain suffit à éveiller le frisson du sacré si nous voyons en lui l’aliment de la vie, le support de l’âme et le fruit conjugué de la sueur de l’homme et de la bonté de Dieu. […]

 

Celui qui ne possède pas cette prédisposition intérieure profane au contraire tout ce qu’il touche, y compris les choses les plus spirituelles. Dans un tableau, il ne voit que la valeur marchande, dans une femme qu’un instrument de plaisir et, dans Dieu lui-même, qu’une assurance contre la mort et contre l’enfer. […] Les frontières entre le sacré et le profane sont dans notre âme plus que dans les choses : à la pointe extrême de la sainteté et de l’amour, tout est sacré, car tout vient de Dieu ; à l’extrême opposé, tout est profane, car tout n’est que matière à plaisir ou à profit.

 Crédits photo :

https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=41996739 (G. Thibon)

Par Bohémond, CC BY-SA 3.0

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