Notre époque ressemble étrangement à Babel...
Homélie pour la Vigile de Pentecôte
Samedi 22 mai 2021
Choisir entre deux routes : Babel ou le Cénacle...
Lorsque nous pensons au mystère de Pentecôte, nous imaginons spontanément le vent violent qui a soufflé dans le Cénacle ; nous pensons aux langues de feu qui se sont posées sur les Apôtres, ou encore au discours puissant de saint Pierre qui a converti 3000 personnes en un seul jour. Et nous avons raison, car la Pentecôte est bien ce mystère glorieux, ce jour où Dieu a manifesté aux hommes la force éclatante de son amour.
Mais en ce soir, la liturgie nous invite à ne pas oublier que le mystère de Pentecôte que nous allons célébrer a été précédé par 9 jours durant lesquels, à partir de l’Ascension, les Apôtres sont montés dans le Cénacle et se sont réunis en prière, dans le silence, autour de la Vierge Marie.
Ce soir, la liturgie nous invite donc à monter au Cénacle, à nous préparer comme les Apôtres, dans la prière et le recueillement, à la venue du Saint Esprit. Le Cénacle sera pour nous comme l’école de l’Esprit saint ; le lieu où nous apprendrons de la Vierge Marie à quitter l’agitation du monde pour faire silence ; le lieu où nous allons creuser notre désir de Dieu. Ce soir, prenons donc place au Cénacle, au milieu des Apôtres, tout près de la Vierge Marie. Et avec elle, méditons sur le long chemin que l’Esprit saint a emprunté pour venir jusqu’à nous, ce chemin que les lectures des Vigiles nous ont rappelé.
Nous le savons, au premier jour de la création, l’Esprit saint soufflait sur les eaux. Toute la création a été créée pour devenir le Temple de l’Esprit saint. Le jardin de la Genèse était comme un Temple, le Temple de Dieu, et le cœur de l’homme comme le sanctuaire de ce Temple, le Saint des Saints, le lieu de la communion profonde entre Dieu et ses créatures (Gn 3, 8).
La Genèse avec son langage imagé nous dit en effet que le souffle de Dieu avait été insufflé dans les narines de l’homme pétri de terre. Le cœur de l’homme était le sanctuaire de l’Esprit saint. L’Esprit saint était alors à l’homme et au monde ce que l’âme est à notre corps. Notre âme, nous ne la voyons pas. Mais nous constatons son action bien réelle : l’âme donne la vie à nos corps et lorsqu’elle s’en sépare, celui-ci connaît le drame de la mort ; le corps se désagrège, sa beauté et son harmonie disparaissent.
De même en allait-il de l’Esprit saint. Aux origines, l’Esprit de Dieu était invisible ; personne ne l’a vu ; personne ne l’a entendu ; sa présence était discrète, bien mystérieuse. Mais cette présence soutenait l’univers. L’Esprit saint était en effet celui qui donnait au monde son sens parce qu’il l’orientait vers Dieu. Ainsi, dans le vaste Temple de la création, l’Esprit saint était comme la clef de voûte, le principe de sa solidité et de sa cohésion. Mais en chassant de leur âme l’Esprit saint, Adam et Êve ont voulu vivre sans Dieu, et devenir dieux à sa place. L’Esprit saint les a alors quittés, et son absence a laissé en eux un vide infini. Ils ont alors expérimenté ce que l’homme devient lorsqu’il vit sans Dieu. Ils ont alors compris dans la douleur que sans le Créateur, la créature s’évanouit. Que, sans l’Esprit saint, le cœur de l’homme est comme un temple désaffecté.
Puis la mort a étendu son pouvoir. L’humanité toute entière s’est corrompue, désagrégée, divisée, à la manière d’un corps qui connaît la corruption. Les hommes sont devenus semblables à ces ossements desséchés évoqués par le prophète Ézéchiel. Saint Paul écrivait aux Romains que « la création tout entière crie sa souffrance, [qu’]elle passe par les douleurs d'un enfantement qui dure encore ». Sans l’Esprit saint, sans Dieu, l’homme a beau être comblé de tous les biens, repu, satisfait, il se trouve en réalité bien vide. Il sait qu’il lui manque l’essentiel.
Ainsi l’histoire des hommes n’a-t-elle été qu’une vaste recherche pour combler ce vide laissé par l’Esprit saint. Les hommes sont partis sur les routes de l’histoire à la recherche de la plénitude qu’il avait perdue, à la recherche de ce souffle de vie qu’ils avaient chassé du temple de leur cœur. Et, malgré leur diversité, ces multiples routes tracées par les hommes à travers l’histoire ont toutes convergées vers deux voies principales, bien différentes. La première, large et spacieuse, mais sans issue, a conduit les hommes à Babel. La seconde, discrète, escarpée, étroite, en a conduit certains à Jérusalem, jusqu’au Cénacle.
La route de Babel est le chemin qu’emprunte l’homme lorsqu’il cherche à combler par lui-même le vide infini de son coeur. Pour étouffer sa nostalgie de la vie divine, pour étancher sa soif, l’homme se fait alors Dieu à la place de Dieu, comme à Babel. Par son génie, par sa technique, l’homme se battit des Babel, il construit des empires sans Dieu. L’homme veut alors se grandir par lui-même, se hausser par ses propres forces jusqu’à la stature de Dieu. À Babel, on pense pouvoir remplir son cœur par les richesses de ce monde. Babel est la cité de l’homme qui s’augmente, de l’homme qui se divinise. Mais Babel n’est en réalité qu’un effort désespéré, un échec cuisant.
Une histoire juive rapporte que, lors de la construction de la tour de Babel, lorsqu'une brique tombait et se fracassait au sol, c'était la consternation parce qu'on avait perdu une brique précieuse pour poursuivre la construction. Mais que lorsqu'un homme tombait d'un échafaudage, personne n'y faisait attention car la seule chose qui comptait, c'était la tour.
Notre époque ressemble étrangement à Babel. Notre mondialisation n’a été qu’une immense tentative de bâtir un monde parfait un paradis sur la terre. Mais, ce monde, nous l’avons battit sans Dieu, et pour créer une humanité nouvelle, nous avons sacrifié l’homme lui-même. En voulant nous passer de l’Esprit saint, nous avons non seulement échoué à devenir des dieux, mais nous avons également rendus le monde inhumain. Nous n’avons réussi qu’à créer une culture de mort où règne la désunion.
Aussi, dans sa miséricorde, Dieu permet aujourd’hui, comme autrefois à Babel, que notre monde s’écroule, que les hommes se divisent, que nos tours de Babel s’affaissent les unes après les autres comme des châteaux de carte. Comme il est dit dans le Magnificat, « Dieu disperse les superbes ». Dieu disperse les superbes, il renverse les puissants, mais pour qu’ils empruntent d’autres chemins, ces chemins de la conversion qui convergent vers le Cénacle, vers le don de l’Esprit saint.
En acceptant de nous convertir, en acceptant de mener courageusement le combat spirituel, nous marchons sur la route qui conduit au Cénacle de Jérusalem. Il s’agit assurément d’un chemin escarpé, difficile, exigeant. Mais nous savons aussi que ce chemin de la conversion est un chemin de libération, un chemin de vie. Ce chemin nous conduit en effet à faire l’expérience du Saint-Esprit qui vient habiter le sanctuaire de nos cœurs et qui vient nous rendre la paix.
Ce soir, au Cénacle, nous voudrions donc avec les Apôtres demander au Seigneur de nous faire revenir sur le bon chemin. Nous voudrions quitter la route de nos tours de Babel, cette route de l’orgueil et du péché sur laquelle nous marchons trop souvent. Nous voudrions, avec les saints, revenir au Cénacle, en marchant sur la route de la conversion. Sur ce chemin, la Vierge Marie marche avec nous. Sa présence maternelle nous encourage à aller de l’avant, malgré nos peurs et nos résistances. Par le mystère de la liturgie, nous allons avoir la grâce de revivre l’événement de la Pentecôte. Demain, l’Esprit saint va passer, il va souffler de nouveau sur notre monde, afin de venir habiter le sanctuaire de nos âmes. L’Esprit saint va réinvestir le Temple de la création. Heureux celui qui lui ouvrira les portes de son cœur. Heureux celui qui sera prêt à l’accueillir, dans le silence et la paix. Celui-là connaîtra avec la Vierge Marie la joie de l’Esprit saint, cette joie que Babel ne pourra jamais nous donner, la joie de Dieu.