Jusqu'à combien de fois ?
17 septembre 2017 : 24ème dimanche du TO (Fr. Clément-Marie)
Cet évangile, qui nous invite au pardon, est très touchant. Le nœud de ce passage est dans la question de Pierre : « Jusqu’à combien de fois ? » Jésus va répondre à cette question par une parabole, dans laquelle il raconte cette histoire abracadabrante, qui ne peut que frapper les esprits : un homme doit à son maître 10 000 talents, c’est à dire 60 millions de journées de travail, ou 165 000 années de salaire ! Et le maître lui remet toute sa dette… On se demande, devant une dette pareille, de qui peut bien parler cette parabole. Mais en réalité, il s’agit de notre histoire ! Il s’agit de la dette que Dieu nous a remise, m’a remise. Alors la conclusion de la parabole s’impose d’elle-même : nous avons l’obligation d’imiter la miséricorde de Dieu qui nous a tant remis. Dès lors, la question de Pierre – qui est souvent la nôtre –, « jusqu’à combien de fois ? », n’a plus lieu d’être… Jésus nous demande, nous commande, d’aller très loin dans le pardon. Il n’y a pas de limite. Dans l’histoire, des figures de sainteté ont répondu de manière admirable à ces paroles de Jésus : pensons à sainte Maria Goretti, qui à douze ans pardonna à son assassin avant de mourir ; et à sa Maman qui donna elle aussi son pardon au meurtrier de sa fille. Le pasteur Richard Wurmbrand, en Roumanie, a accordé à ses tortionnaires communistes un pardon héroïque. En 2011, le patriarche copte orthodoxe du Caire, après les attentats dont furent victimes les chrétiens, appelait au pardon dans des termes bouleversants. Des chrétiens ont écrit des pages héroïques de sainteté dans l’histoire de l’humanité, pour répondre au commandement de Jésus. Parce que la sainteté est un commandement. Jésus ne nous permet pas de mettre des limites, ce que précisément nous voudrions faire si souvent. Il veut pour nous l’infini de la sainteté, comme il le dit dans le sermon sur la montagne.
Mais en écoutant cet évangile du pardon, peuvent revenir à notre mémoire les paroles de Jésus dimanche dernier, nous commandant de faire des reproches à notre frère quand il commet un péché. Nous pouvons nous demander quel rapport il y a entre ces deux textes. En fait, ils font partie du même discours de Jésus. Et même, ces paroles se suivent immédiatement. Nous pouvons alors nous demander quelle est l’attitude demandée par Jésus, l’attitude chrétienne, l’attitude du disciple : faut-il faire des reproches, ou pardonner ? En réalité, les deux attitudes nous sont commandées par Jésus, parce qu’elles ne sont pas contradictoires. Le pardon n’est pas l’oubli. Ce n’est pas non plus laisser le péché proliférer ; ce serait là une forme viciée de la charité. C’est pourquoi le théologien et pasteur luthérien Dietrich Bonhoeffer pouvait écrire : « Un amour mal compris pour le pécheur est incroyablement proche de l’amour pour le péché. »[1] C’est un enjeu particulièrement actuel, en nos temps de relativisme, de ne pas confondre les deux. C’est un enjeu pour l’Église aussi, qui doit transmettre avec une obéissance absolue toutes les paroles de Jésus. Le pardon doit aller jusqu’à l’infini. Mais il n’est pas l’intégration du péché. Ainsi, l’attitude actuelle, très répandue, qui consiste à vouloir intégrer dans l’Église tout le monde et à n’importe quel prix, est aux antipodes de la Parole de Dieu. Comme le disait le Cardinal Sarah lors du dernier synode : « Nous devons être inclusifs et accueillants à tout ce qui est humain ; mais ce qui vient de l’Ennemi ne peut pas et ne doit pas être assimilé. On ne peut pas unir le Christ et Bélial ! »[2]
La lecture qui a été choisie en lien avec l’évangile est tirée du sage Ben Sirach. Lui aussi nous commande le pardon. Mais il rappelle qu’il existe aussi ce devoir : « Pense à ton déclin et à ta mort, et demeure fidèle aux commandements. » Comme nous le rappelle saint Paul, « nous appartenons au Seigneur. » Et nous avons toujours le devoir, si nous lui appartenons, de vivre en conformité avec sa Parole. Le pardon de Dieu n’est pas non plus une dispense d’obéir à ses commandements. Il n’existe pas de situation où il ne soit pas possible de vivre un commandement. Dieu ne peut jamais nous demander – même pour un temps – de vivre en contradiction avec sa loi, quelle que soit la complexité concrète de notre situation. Il nous donne sa grâce en proportion de la difficulté. Cela ressort de cet évangile. Pierre demande s’il devra vraiment pardonner jusqu’à sept fois. Si Jésus prônait une morale de situation, comme on le fait souvent aujourd’hui, il aurait répondu à Pierre : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, c’est une loi trop difficile pour toi. Contente-toi pour le moment de pardonner jusqu’à trois fois… Puisque tu ne peux pas plus aujourd’hui, voilà ce que Dieu te demande… » Non. La sainteté est un commandement exigeant : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois. »[3] Dietrich Bonhoeffer écrit encore : « Le commandement de Jésus est dur, dur d’une façon inhumaine pour celui qui s’y oppose. Il est doux et léger pour celui qui s’y soumet volontairement. (…) L’obéissance, c’est la joie. (…) La foi n’existe que dans l’obéissance, jamais sans elle. (…) Seul celui qui observe la loi peut demeurer dans la communion de Jésus. » [4]
Que la Vierge Marie nous aide à entrer comme elle dans cette obéissance, C’est le chemin vers l’infini de la sainteté, vers l’infini de la joie.
[hr]
[1] Dietrich BONHOEFFER, Le prix de la grâce, 1967, page 133
[2] Cardinal Robert SARAH, intervention au synode sur la famille, octobre 2015
[3] Il se trouve que le passage qui suit (Mt 19) sera celui sur l’indissolubilité du mariage ; ce sera le même principe : Est-il permis... ? Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas…
[4] Dietrich BONHOEFFER, Le prix de la grâce, 1967, pages 8, 9, 30 et 85