Jour du sacrifice, jour de l'amour !
Homélie pour la célébration de la Sainte Cène - Année C
Jeudi Saint 17 avril 2025
Une soirée riche en paradoxes
Le Jeudi saint est sans doute l’un des jours de l’année où l’atmosphère est la plus singulière. En ce soir de la Sainte Cène, la dernière soirée de Jésus avec ses apôtres se déroule dans une atmosphère unique, faite de nombreux paradoxes : nous y voyons cohabiter paix et combat, joie et tristesse, sérénité et inquiétude, présence et adieux, solennité et simplicité… La trame de fond qui unit ces éléments est le sacrifice. Et cela est bien compréhensible, puisque le sacrifice est lui aussi une réalité paradoxale : il est fait d’une dynamique de perte et de don, de dépouillement et d’enrichissement, de commencement et d’achèvement, de mort et de fécondité.
Jésus avait préparé depuis longtemps ses apôtres à son sacrifice : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera » (Mc 8, 35), leur avait-il dit. Ou encore : « Je donne ma vie, pour la recevoir de nouveau. Nul ne peut me l’enlever : je la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner, j’ai aussi le pouvoir de la recevoir de nouveau » (Jn 10, 17-18).
Le repas dans lequel Jésus va se donner ce soir n’est pas un repas comme les autres. C’est un repas liturgique, où est consommé l’agneau pascal qui a été immolé. C’est donc dans le cadre du sacrifice de l’agneau pascal que Jésus va anticiper son propre sacrifice à lui, qui sera désormais, et pour toujours, le véritable Agneau pascal, celui qui enlève les péchés du monde.
Ce sacrifice – et c’est un paradoxe de plus de ce soir – est encore à venir : il sera consommé demain, par la Passion et la mort de Jésus. Mais ce sacrifice est déjà rendu présent et offert ce soir : « Ceci est mon Corps livré pour vous. Ceci est mon Sang versé pour vous. »
Cette dimension du sacrifice est omniprésente dans les textes liturgiques de cet office unique de la Cène du Seigneur. Dans l’oraison, nous avons rappelé que Jésus, « avant de se livrer lui-même à la mort, a remis pour toujours à son Église le sacrifice nouveau, le repas qui est le sacrement de son amour ». Dans la préface, nous rappellerons que Jésus est « le prêtre éternel et véritable, qui institua le sacrement destiné à perpétuer son sacrifice ». Et dans la prière sur les offrandes, nous professons que « chaque fois qu’est célébré ce sacrifice en mémorial, c’est l’œuvre de notre rédemption qui s’accomplit. »
Le sacrifice n’a de sens que lié à l’amour. Le Jeudi saint est le jour où Jésus anticipe et offre son sacrifice ; c’est le jour où il institue l’Eucharistie – que l’Église désignera si justement comme le Saint sacrifice ; voilà pourquoi le Jeudi saint est aussi le jour de l’amour. Car cette Sainte Cène montre que le Vendredi saint n’est pas un accident. Ce que Jésus subira demain, il l’offre aujourd’hui. Ce qu’il perdra demain, il le donne aujourd’hui. Par avance. Ce don est difficile à comprendre ce soir pour ses apôtres, pour nous. Car les mots de Jésus en cette soirée dévoilent délicatement, mais encore mystérieusement, ces réalités sublimes.
Alors pour que nous comprenions mieux, Jésus va nous donner une image –plus qu’une image, un geste prophétique, pour nous montrer ce qui se passe ce soir : ce geste est le lavement des pieds. On passe à côté de ce geste si on le réduit à une simple expression de solidarité ou de service. Plus profondément, il est la révélation, pour nous, de ce que Jésus va accomplir dans son sacrifice : il est l’annonce de son abaissement par amour, du don de sa vie – et là est le vrai service que Dieu rend à l’homme.
Par ce rite, celui qui est véritablement le Seigneur et le Maître, et qui s’est fait le serviteur, introduit ses apôtres dans le mystère pascal. Ce rite, ce soir, nous introduit dans le mystère pascal, parce qu’il nous prépare au don suprême du Fils de Dieu pour chacun de nous. Ainsi, le sacrifice accompli le Vendredi saint est anticipé et offert le Jeudi saint – ce soir. Et le sens de ce sacrifice est annoncé et expliqué par ce rite solennel par lequel Jésus entre dans son abaissement volontaire. En lavant les pieds de ses apôtres, Jésus leur donne le sens de son sacrifice, et donc du Saint sacrifice : il se dépouille et s’abaisse pour nous purifier. Voilà pourquoi Jean-Paul II et Benoît XVI, mais aussi notre Père fondateur, attribuaient une grande importance à cette célébration de la sainte Cène, qu’ils vivaient avec beaucoup de ferveur. Le Jeudi saint, jour de l’Eucharistie, jour du sacrifice anticipé et offert pour toujours à l’Église, est donc un jour de grande fécondité. C’est le jour de l’amour.
Or c’est en ce jour du sacrifice, jour de l’amour, que Dieu a rappelé à lui ici Mère Marie-Augusta. Dans sa méditation du chemin de croix, elle nous disait : « C’est en s’imbibant du précieux Sang du sacrifice qu’on entre dans l’intimité de Jésus. » Pour vivre vraiment notre triduum, nous voulons entrer dans l’intimité de Jésus. Cette liturgie de la Sainte Cène nous invite à nous imbiber du précieux Sang du sacrifice pour entrer dans l’intimité de Jésus.
Nous venons de rappeler les 20 ans de la mort de saint Jean-Paul II. L’un de ses derniers dons à l’Église fut une encyclique sur l’Eucharistie, donnée le Jeudi saint 2003, qui était, cette année-là aussi, un 17 avril. Il y écrit que le fondement et la source de l’Église, « c’est tout le Triduum pascal, mais celui-ci est comme contenu, anticipé et "concentré" pour toujours dans le don de l'Eucharistie. » [Ecclesia de Eucharistia, nº 5] Avec la Vierge Marie, entrons donc maintenant intensément par cette liturgie dans cet esprit de Jésus, cet esprit du sacrifice qui, parce qu’il est fait d’amour et de don, nous conduira vers la joie de la résurrection.