Benoît XVI parle de la mort
La foi chrétienne en la vie éternelle.
Conférence donnée après le décès de sa sœur Maria
Attendons-nous vraiment la vie éternelle ? Les statistiques nous disent que de nombreux chrétiens, même pratiquants, ont abandonné leur foi en la vie éternelle, ou du moins la considèrent comme très douteuse. Les chiffres seraient encore plus graves si nous nous posions des questions telles que celles-ci : cette attente joue-t-elle un rôle pratique dans nos vies ? Trouvons-nous réconfortant et beau de pouvoir vivre éternellement, ou cela reste-t-il plutôt marginal et abstrait, ou peut-être même quelque chose qui, après tout, ne serait pas si souhaitable que cela ?
[…] Pour l’homme moderne, et aussi chez les chrétiens d’aujourd’hui, la sensibilité à la vie éternelle est devenue étonnamment faible ; on n’entend presque jamais de sermons sur le ciel, l’enfer et le purgatoire. […] Je pense que ce phénomène est essentiellement lié à notre image de Dieu et de son rapport au monde, qui, à partir de la mentalité commune, s’est infiltrée même chez ceux qui veulent être pleinement chrétiens et croyants. Il nous est encore difficile d’imaginer que Dieu fasse quelque chose dans le monde et pour les hommes, qu’il soit lui-même un sujet qui agit dans l’histoire. Cela nous semble être quelque chose de mythique et d’invérifiable. Il est devenu tout à fait normal aujourd’hui de considérer les miracles du Nouveau Testament non pas comme tels, c’est-à-dire comme des miracles réels, mais comme des représentations historiquement conditionnées ; et même la naissance de Jésus de la Vierge et sa résurrection effective, qui a soustrait son corps à la décomposition, sont souvent rejetées comme des questions marginales sans importance : c’est si embêtant que Dieu ait dû se mêler à des événements biologiques ou physiques. […] En dehors de nous, personne n’intervient dans le monde, et c’est précisément pour cette raison que nous n’attendons rien de personne, sinon de nous-mêmes […].
La paralysie de l’espérance dans la vie éternelle n’est donc que l’autre face de la paralysie de la foi dans le Dieu vivant. La foi en la vie éternelle n’est que l’application à notre existence personnelle de la foi en Dieu. Et par conséquent, elle ne peut redevenir vitale que si nous trouvons une nouvelle relation avec Dieu – seulement si nous apprenons de nouveau à comprendre Dieu comme un sujet qui intervient dans le monde et en nous-mêmes. « J’attends la résurrection des morts et la vie du monde à venir » : cette affirmation n’est en aucun cas une exigence de foi introduite ultérieurement à côté de la foi en Dieu ; elle n’est, en fait, que le déploiement de ce que signifie croire en Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ce n’est pas par l’analyse de notre propre existence, ou par un regard sur nous-mêmes, nos espoirs et nos besoins, que nous découvrons la vie éternelle. Au contraire, […] en se tournant vers Dieu, il devient immédiatement clair que celui que Dieu a regardé et aimé participe à son éternité. […] Et ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, avec l’évanouissement de la foi dans le Dieu vivant, toutes ces représentations archaïques [telles la doctrine de la réincarnation] reviennent, mais elles ont perdu leur innocence et leur dignité morale : […] là où la puissance du Dieu vivant est perdue de vue, la conscience silencieuse de l’homme que la mort ne peut être le dernier mot de son existence […] se cherche d’autres voies, souvent très étranges.
D’autres motifs expliquent nos difficultés avec l’espérance de la résurrection. Tout d’abord, […] nous arrivons à un point où une prolongation éternelle de notre existence ne semble plus vraiment souhaitable. Celle-ci est déjà assez fatigante comme cela ; et puis, même si tout allait bien, la pensée d’une durée sans fin nous apparaît presque comme une condamnation à l’ennui, quelque chose de tout simplement excessif pour un homme. Mais d’un autre côté, nous devons maintenant nous poser la question inverse : n’attendons-nous vraiment rien de plus que cela ? Si c’était le cas, ce principe d’espoir, qu’Ernest Bloch a décrit comme l’essence du marxisme, n’aurait pas pu trouver autant d’adeptes ; et tant de gens n’auraient pu mettre leur foi dans les utopies politiques. Un homme qui n’attend absolument rien ne peut même pas continuer à vivre. L’existence humaine, par sa nature même, tend vers quelque chose de plus grand.
Mais qu’attendons-nous vraiment ? […] Nous aspirons à la justice ; par conséquent, nous aspirons aussi à la vérité. Nous aspirons à la fin des bavardages stupides, de la cruauté et de la misère ; nous aspirons à la fin de l’obscurité des malentendus qui nous séparent les uns des autres ; nous aspirons à la fin de l’incapacité à nous aimer et à la possibilité de libérer toute notre existence de la prison de l’isolement, en l’ouvrant aux autres, à l’Infini, sans toutefois nous détruire. On pourrait aussi dire : nous aspirons au vrai bonheur. Chacun de nous. Or, c’est précisément ce que signifie le terme « vie éternelle », qui n’indique pas une durée sans fin, mais exprime une qualité de l’existence dans laquelle la durée, en tant que succession infinie d’instants, disparaît.
En vérité, cela signifie aussi que l’aspiration à l’éternité se transforme en aversion tenace envers elle, en une finitude obstinée, là où quelqu’un s’est tellement identifié à l’injustice, au mensonge, à la haine, que pour lui, entrer dans la justice, la vérité et l’amour équivaudrait à la négation de sa propre existence, dont il se sent menacé au plus profond de lui-même. Là où l’on trouve une telle existence, nous devons la qualifier de damnation. Là où le mensonge et l’injustice sont devenus les caractéristiques de l’identité même d’une vie, là en effet la vie éternelle signifie la négation de cette identité négative. Le salut se transforme en condamnation, précisément parce que l’homme s’est lié à la perdition et s’est détruit lui-même par une vie entière de refus.
La vie éternelle est cette nouvelle qualité d’existence, dans laquelle tout converge vers le présent de l’amour, vers cette nouvelle qualité de l’être, rachetée d’un morcellement de l’existence en un flot incessant d’instants. […]. Puisqu’il s’agit d’une dimension qualitative de l’existence, elle peut déjà être présente, à l’intérieur de la vie terrestre et de sa temporalité évanescente, comme le nouveau, l’autre et le plus grand, bien que ce soit certainement sous une forme encore seulement fragmentaire et incomplète. Cependant, la frontière entre la vie éternelle et la vie dans le temps n’est en aucun cas simplement chronologique : comme nous le pensons généralement, les années qui précèdent la mort seraient la vie temporelle ; le temps infini qui la suit serait l’éternité. [Au contraire], la vie éternelle se trouve au milieu du temps, lorsque nous réussissons à vivre face à face avec Dieu ; par la contemplation du Dieu vivant, elle peut devenir un fondement solide de notre âme. Comme un grand amour, ce fondement ne peut plus nous être enlevé par aucune vicissitude, mais constitue un centre indestructible, d’où nous tirons le courage et la joie pour aller de l’avant, même lorsque les choses extérieures sont douloureuses et pesantes.
Dans le contact de l’âme avec Dieu, l’homme apprend à voir correctement. Même s’il avait toutes les richesses possibles au ciel et sur la terre, qu’est-ce que cela signifierait à la fin ? Le bonheur du seul succès, du seul pouvoir, de la seule possession est toujours un bonheur apparent. Un simple regard sur le monde d’aujourd’hui, sur les tragédies de ces hommes de succès et de pouvoir qui ont vendu leur âme pour des biens matériels et sont devenus vides, nous montre à quel point cela est vrai. […] Tout, au ciel et sur la terre, resterait vide, sans la présence de Dieu, qui a fait de nous son héritage pour toujours. « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17,3). Le priant voit Dieu et fait l’expérience qu’il n’a plus besoin de rien, [car] au contact de Dieu, tout lui est donné : la vie véritable. Là où une telle rencontre a lieu, là est la vie éternelle.