Regardons, touchons, écoutons...
Homélie pour le jour de Noël
Vendredi 25 décembre 2020
En ce jour de Noël, accourrons nous-aussi à la Crèche !
En ce jour de Noël, la liturgie de la messe nous a donné d’entendre le Prologue de l’Evangile de saint Jean, un texte qui, chaque année, nous impressionne par son élévation et sa majesté. En quelques mots, l’Evangéliste saint Jean déploie sous nos yeux la fresque grandiose du mystère de Dieu et de son œuvre de salut, cette œuvre dont le pivot, la charnière, est l’avènement du Verbe dans la chair, le mystère que nous célébrons solennellement aujourd’hui.
Ce Prologue de saint Jean, il faut bien l’avouer, tranche avec les récits de la Nativité que nous avons lus depuis cette nuit. En effet, alors que saint Matthieu ou saint Luc décrivent les événements très concrets de la Nativité du Seigneur, saint Jean semble en revanche nous livrer des réflexions bien abstraites. En cette nuit, nous étions à genoux sur la paille de Ia Crèche, dans la campagne de Galilée, non loin des bêtes du troupeau des bergers, dans le froid de la nuit, mais le Prologue de saint Jean semble nous en avoir arraché avec son langage si théologique, apparemment si loin de la simplicité des origines. En ce sens, l’Evangile que nous avons proclamé en ce jour pourrait nous sembler une spéculation doctrinale bien compliquée, une relecture de l’histoire bien éloignée du Jésus réel, de celui qui, concrètement, fut un jour couché dans la mangeoire, près du bœuf et de l’âne.
Mais la réalité est toute différente. En effet, il certain que saint Jean, le disciple bien-aimé, le fils très aimant de la sainte Vierge, a reçu d’elle en héritage le trésor de sa contemplation. Le cœur de saint Jean, si proche de celui de la sainte Vierge, a en effet comme recueilli la quintessence du mystère de Noël contemplé avec les yeux de la sainte Vierge. Aussi, loin de nous éloigner du concret, de la réalité de la naissance de Jésus, saint Jean nous donne plutôt de la vivre avec le cœur de ses premiers témoins. Saint Jean nous donne de regarder Jésus-Enfant, de le toucher, de l’entendre à la manière de Notre-Dame et de saint Joseph, avec la foi profonde et si simple des bergers, qui, contrairement à Hérode ou aux habitants de Bethléem, ont su discerner derrière les apparences la réalité du Verbe incarné.
Aussi, avec saint Jean, contemplons nous aussi en ce jour le mystère du Verbe incarné. Des apparences, allons au cœur du mystère. Regardons et touchons nous aussi le Verbe fait chair. Ecoutons-le et comprenons que dans cette scène si simple et si attendrissante de Noël nous est révélé le mystère tenu caché depuis les origines, le mystère de Dieu venu nous sauver. Regardons, touchons, écoutons.
Regardons tout d’abord. Et pour cela, demandons-nous : au juste, qu’ont vu Marie et Joseph ? Qu’ont vu les bergers en ce jour de Noël ?
Leurs yeux de chair ont vu un tout-petit, un nourrisson. Mais leur cœur, quant à lui, a immédiatement perçu dans cet enfant le resplendissement du Père, la manifestation de l’Être même de Dieu. Dans le tout-petit couché sur la paille, leur foi profonde a su discerner le Très-Haut. Dans celui qui venait de naître, l’Eternel. Dans celui qui grelottait de froid, l’Impassible. Notre-Dame a vu couchée dans la mangeoire la Richesse même qui s’est faite pauvre. Le Verbe devant qui tous les anges se prosternent, elle l’a vu épouser la condition des miséreux. À la cour céleste des anges, elle l’a vu joindre la compagnie d’un bœuf et d’un âne. Lui qui est le Berger de l’Univers, le Pasteur universel, n’eut alors pour troupeau que quelques bergers. Lui qui est la Lumière qui éclaire tout homme, la sainte Vierge ne l’a vu illuminer presque personne, sinon quelques pauvres de la région de Bethléem. Lui qui nous donne tout, la sainte Vierge l’a vu mendiant, mendiant de notre amour. Et, dans son cœur, la sainte Vierge a alors compris que le Verbe « est venu chez les siens, et qu’ils ne l’ont pas accueillis ». Elle a saisi que la première des béatitudes est celle de la pauvreté du cœur, que la pauvreté est comme le porche pour entrer dans le mystère de Dieu. Devant le Verbe si pauvre, Notre-Dame a compris que seuls les pauvres pourront adorer Dieu en esprit en vérité, que la route qui nous conduit à Dieu est la route du dépouillement, celle-là même que le Verbe a lui-même empruntée pour venir jusqu’à nous.
Les adorateurs de la Crèche ont vu, mais ils ont aussi touché le Verbe de Dieu.
En effet, la sainte Vierge a emmailloté Jésus, et elle l’a soulevé, elle l’a porté dans ses bras, elle l’a pressé sur son cœur, et elle l’a ensuite déposé dans les bras de saint Joseph et dans ceux des bergers. Tous ont alors touché de leurs mains le Verbe fait chair. Et, très probablement, tous ont été émus par la docilité de l’Enfant-Dieu. Car, en ce jour de Noël, celui qui « porte toutes choses par sa parole puissante » se laisse porter par les hommes. À Noël, le Verbe s’est fait complètement docile, complètement immobilisé par les langes qui l’enveloppaient et figeaient ses membres. Celui sans qui rien n’a été fait, celui qui maintient toutes choses par sa Toute-puissance, Celui qui est l’Activité même, l’Acte pur dont parlaient les philosophes, s’est fait à Noël complètement immobile. Dieu qui n’avait que trente-trois ans de vie terrestre pour restaurer l’Univers de fond en comble, lui qui avait tant de choses à faire sur la terre, a d’abord voulu se faire immobile, figé dans ses langes. Le Verbe commence son œuvre de recréation en s’immobilisant. Cette immobilité du Verbe-Enfant préfigurait l’immobilité du Verbe crucifié, et celle du Verbe enseveli au tombeau. Comme le grain de blé, le Verbe devait immobiliser sa vitalité pour que son activité n’en soit que plus efficace, pour que sa force se déploie dans toute sa vigueur. En touchant de ses mains le Verbe immobile, Marie comprend en ce jour de Noël que les plus grandes œuvres sont fécondées lorsque nous offrons à Dieu notre faiblesse. Dans la frénésie du mouvement, celui de César qui recense fiévreusement son Empire, celui d’Hérode en émoi jaloux de son pouvoir, le Verbe, quant à lui, demeure le même pour toujours, immobile. Cette immobilité de Jésus est la manifestation visible du Dieu immuable, du Tout-puissant sur lequel se fonde notre paix et notre espérance.
Enfin, les rares témoins du mystère de Noël ont non seulement vu et touché le Verbe, mais ils ont également tendu leur oreille pour l’écouter.
Mais le Verbe, en ce jour de Noël, est resté silencieux. Les bergers ont peut-être tout d’abord regretté ce silence. L’ignorance est en effet l’une des plus grandes souffrances que l’homme porte depuis le Péché Originel. Tous les hommes désirent savoir, non pas simplement pour satisfaire leur curiosité, mais bien plus profondément pour comprendre le sens de leur existence, pour saisir l’orientation de l’Histoire, pour percer les desseins de Dieu parfois si difficiles à comprendre. Les hommes attendaient qu’on les éclaire, qu’on leur donne la vérité qui rend libre, la sagesse qui rend heureux. Or, le Verbe, en ce jour de Noël, s’est tu. Comme sur la Croix, comme dans la nuit de la Résurrection. Le Dieu qui avait si souvent parlé à son Peuple s’est alors fait silence. Quel mystère que celui du silence de Dieu ! Un mystère qui parfois nous effraie, quand Jésus semble dormir dans la barque de l’Eglise en tempête. Un mystère qui nous déroute, qui bouleverse notre logique, notre représentation de Dieu, tant il nous semble que le Verbe aurait tant de choses à nous dire, à nous apprendre, à nous éclairer. On attendrait du Verbe la phrase qui pourrait nous remettre sur le bon chemin, le conseil qui orienterait toute notre vie dans le bon sens. Mais, en ce jour de Noël, Dieu préfère nous parler dans le silence. Ou plutôt, en ce jour, le Verbe nous parle par son silence. Ce silence de l’Enfant-Dieu nous invite à nous taire pour vivre en sa présence. Il nous invite à comprendre le prix du silence qui est la condition pour le rencontrer. En écoutant le silence de l’Enfant Jésus, la Vierge Marie et saint Joseph comprenent que le silence du Verbe incarné a vaincu le monde si bruyant. Dans le silence de Jésus-Enfant, se profilent la Victoire de la Parole.
Aussi, en ce jour de Noël, accourrons nous-aussi à la Crèche pour voir le Verbe incarné, pour le toucher, pour l’entendre. Nous aussi, avec saint Jean, avec la sainte Vierge, contemplons dans la foi la pauvreté du Verbe, son immobilité et son silence. N’est-ce pas là d’ailleurs l’expérience que nous faisons en chacune de nos messes ? Qui a-t-il en effet de plus pauvre, de plus immobile, de plus silencieux que Jésus Eucharistie ? Dans son Saint-Sacrement, Jésus actualise pour nous le mystère de la Crèche, le mystère du Dieu incarné. Aussi, en entrant maintenant dans la liturgie eucharistique, demandons à la sainte Vierge de nous laisser enseigner par Jésus, le Verbe fait pauvre. Avec elle préparons-nous à recevoir le Verbe fait chair, entrons maintenant au cœur de son mystère et demandons la grâce de nous laisser enrichir par son silence. Oui, « Le Verbe s’est fait chair, et il habité parmi nous ». Nous ne sommes plus seuls, nous ne sommes plus perdus. Amen. Alléluia.